7 Décembre 2016
A l’origine, un fait divers : le drame quotidien est devenu banal d’une fillette assassinée par son père.
Il fallait être Aït Djafer pour en faire un poème. Et quel poème ! Un long cri de douleur, d’une telle violence qu’on y retrouve après coup l’imminence de l’orage, l’annonce de novembre.
Cette complainte, à elle seule, suffit à faire d’Aït Djafer un poète.
Qui le sait ? Quelques lecteurs se souviennent que ce texte a paru à Paris, dans la revue de Jean Paul Sartre : Les Temps Modernes, puis chez P.J.Oswald, ou bien ceux, plus rares, qui ont eu entre les mains la première édition, aujourd’hui épuisée. Elle fut publiée à compte d’auteur et par souscription publique, quelques années avant la guerre.
Aït Djafer et moi, nous sommes nés la même année, en 1929, année de crise mondiale, et nous nous sommes rencontrés à vingt ans, au temps des grandes espérances.
Nous avons eu les mêmes amis, dont M’hamed Issiakhem, Aït Djafer dessinait, et j’aimais les caricatures qu’il me montrait de temps à autre, au petit bureau de tabac où il aidait son père, rue Patrice Lumumba, tout près du marché de la Lyre, à la Casbah, que le peuple appelle « el-jbel » : la montagne.
Comme Mohamed Zinet qui allait jouer le rôle de Lakhdar dans le cadavre encerclé, comme Hadj Omar qui composait une chanson sur les petits cireurs, Aït Djafer est un enfant de la Casbah d’Alger, qui était et qui est une « capitale de la douleur ».
Ce poème est aussi une page de notre histoire. Il nous replonge dans l’atmosphère où mûrissaient depuis longtemps, comme les fruits de la colère, les premiers coups de feu. Ce feu, c’est le secret de tous les sacrifices. Aït Djafer s’est sacrifié. Il a tué en lui le poète, et il vit en exil, pour comble de dérision, d’un job bureaucratique…
Les martyrs ne sont pas seulement ceux qui sont morts pendant la guerre, sous les coups des ennemis. Il y a aussi les martyrs de l’art, les artistes créateurs toujours martyrisés d’un pays qui se cherche depuis des millénaires, perdu dans son histoire. Nous sommes plongés dans un grand silence, un silence orageux où vient se projeter, comme un pavé, ce cri, cette complainte.
Kateb Yacine