5 Octobre 2018
Qu'est-ce que l'indépendance?
Par Kateb Yacine
Je viens de découvrir, dans le numéro 11 de la revue Tafsut de Tizi-ouzou, la photocopie d’un article du Monde daté du 21 décembre 1985, à propos du procès des patriotes à Médéa:
“La défense avait cité une trentaine de témoins, dont le ministre de la Justice M.Boualem Baki, des directeurs de journaux, M.Tahar Zbiri, ancien chef d’Etat-Major de l’armée, instigateur d’une rébellion armée contre le régime de Boumediène en décembre 1967, l’écrivain Kateb Yacine et l’une des héroïnes de la Bataille d’Alger, Mme Djamila Bouhired. Seuls deux d’entre eux se sont présentés à la barre...”
J’avais entendu parler de cet article, mais je n’avais pas eu jusque-là l’occasion de le lire. Certains lecteurs non avertis ont pu comprendre que la plupart des témoins de la défense se sont abstenus volontairement de témoigner.
En ce qui me concerne, je n’ai jamais reçu la convocation du tribunal. Quant à mon ami Ali Zamoum, maquisard de la première heure, cité lui aussi comme témoin de la défense, il n’a reçu un télégramme du tribunal que le lendemain de l’ouverture du procès...
Pour dissiper les doutes, je tiens à réaffirmer ma position, telle qu’elle fut publiée par Libération le 24 juillet 1985:
“ La fondation d’une Ligue des Droits de l’Homme est une première étape vers la démocratie. Or, le 5 juillet, c’est la fête nationale en Algérie et, ce jour-là précisément, on arrête d en des militants, parmi lesquels des fils de martyrs. Arrêter le 5 juillet des fils de martyrs! Les arrêter parce qu’ils allaient déposer des gerbes de fleurs sur les tombes des martyrs en dehors de la cérémonie officielle, c’est incroyable! C’est pourtant ce qui s’est passé. Ces enfants de martyrs ont des problèmes réels qu’ils veulent exposer eux-mêmes. Ils ont donc voulu créer une association. On leur a répondu qu’ils devaient s’intégrer à l’Association des anciens combattants!”
“ Mais les enfants de martyrs considèrent qu’ils ont le droit de constituer une association pour défendre eux-mêmes leurs intérêts, sans être dans la structure d’une organisation de ma sse dépendant du parti...Et le geste de déposer dans leur volonté d’être reconnus. Ce n’est pas la première fois, ils ont déjà été expulsés d’un séminaire sur l’écriture de l’Histoire. Cette fois, on les arrête. Et ils sont toujours en prison.”
“ Nous sommes placés ici devant la contradiction du pouvoir. Il y a des responsables qui sont pour ouvrir les portes et les fenêtres, permettre la liberté d’association, et donc l’existence d’une Ligue des Droits de l’Homme. Et il y en a d’autres qui y sont opposés. Je connais une partie des militants qui ont été arrêtés. Ils peuvent appartenir, les uns ou les autres, à un mouvement d’opposition, mais est-ce un crime que de s’opposer à une politique? Ces hommes sont des militants, des patriotes convaincus. Ils luttent, par exemple, pour Tamazight, notre première langue historiquement parlant, qui n’est toujours pas enseignée.”
“...Le F.L.N., depuis qu’il est né, est un front, c’est-à-dire un ensemble de partis. Il y avait en son sein des nationalistes révolutionnaires, des nationalistes bourgeois - comme Ferhat Abbas- des communistes et des oulémas (association culturelle). Toute l’Algérie en lutte pour l’indépendance y était. C’était vraiment un front. Mais depuis l’indépendance, on a créé un parti du F.L.N. Il y a là une contradiction criante: on ne peut pas être un parti unique et représenter un front qui n’existe plus. Le vrai F.L.N., si on le prend dans la lettre et dans l’esprit, implique la pluralité: la possibilité pour les différentes tendances au sein du peuple algérien de s’exprimer librement, d’avoir leurs journaux, leurs associations. Après tout, qu’est-ce que l’indépendance, sinon la liberté?”...
Telle est ma position: sans aucune équivoque.
Alger, le 9 juin 1986.
*In Livre Au nom du peuple! Le procès de La Ligue des Droits de l'Homme (Cour de sûreté de l'Etat, décembre 1985), éditions KouKou. 2008. page 233